Le Sel des Jours
« Nous étions 11 frères et sœurs ! On s’asseyait tous ensemble pour manger patiemment les feuilles des artichauts que notre grand-mère préparait. Une fois effeuillés, elle enlevait le foin des cœurs, les coupait en quarts, et on les partageait. On les trempait dans la vinaigrette: c’était ce qu’on préférait. » Huguette, 1936.
Le festival Escales Photos a confié à la photographe Aurélia Faudot une mission délicate : explorer, par l’image, le lien intime qui unit les habitants du Mor Braz à leur alimentation.
Pendant plusieurs semaines, elle a parcouru les territoires d’Arzon et de Belle-Île-en-Mer, à la rencontre des anciens, des jeunes, des familles historiques et des nouveaux arrivants.
À chacun, elle a posé une question simple :
« Racontez-moi un souvenir autour de la table. »
« Hélène je t’ai ramené quelques rougets, c’est vraiment un régal. Tu peux laisser les foies et il ne faut pas les faire trop cuire. Les huîtres c’est celles du golfe, j’ai pris les N° 2, moi c’est la taille que je préfère, quand elles sont bien grandes. » Thierry, 1959.
« Le dimanche, après avoir trait, soigné, nourri les animaux et nettoyé l’étable, on fait une pause en famille autour d’un bon poulet-frites. » Franck, 1984.
Ces récits, livrés avec pudeur, sont les fragments d’une mémoire profondément ancrée dans le quotidien.
Ils parlent d’enfance, de transmission, de gestes simples souvent oubliés qui, ressurgissant, bouleversent.
Car ce sont parfois les souvenirs les plus ordinaires qui émeuvent le plus, ceux qu’on ne se remémore jamais.
« Mon père avait un grand jardin, il y passait minimum 2 heures par jour, après le travail et le week-end. On mangeait ses légumes, surtout au déjeuner. Il cuisinait beaucoup, autant que ma belle-mère. La cuisine ça se fait en famille, les repas ont toujours été des bons moments ! » Delphine, 1988.
Aurélia Faudot a choisi de ne pas les illustrer, mais de les réinterpréter.
Elle les met en scène comme des tableaux, dans un style à la fois documentaire et pictural. Ce sont des images construites, rejouées, avec des générations différentes.
Ces effets de miroir qui rajeunissent ou bien redonnent vie à des frères et sœurs ont souvent suscité une émotion intense.
« J’adorais la pêche à la palourde! On les préparait ensuite avec du beurre, de l’ail et du persil. C’était la guerre avec les petits-enfants pour lécher le beurre des coquilles. Moi je les mange sans couverts, hop, direct avec les mains ! » Paul, 1932.
Dans ces mises en abyme silencieuses, chacun revisite son passé à travers d’autres corps, d’autres temps.
Un fils devient son père, une fillette rejoue une scène qu’elle n’a pas vécue. Des ponts se tissent entre les générations et les époques se brouillent. Il y a dans ses images une douce étrangeté, une mélancolie assumée.
« Mon dessert préféré c’était les religieuses, ou les éclairs, enfin tout ce qu’il y avait dans la vitrine de la pâtisserie! Une fois par semaine j’étais gâtée par ma grand-mère. Elle nous prenait des gâteaux qu’on mangeait tout de suite en sortant de la boutique. » Yolande, 1952.
Les scènes semblent tirées de souvenirs rêvés : floues, embellies, parfois irréelles. La mémoire ne restitue pas fidèlement. Elle transforme, elle glisse, elle filtre.
Elle rend tout plus doux, ou plus âpre.
Ce trouble du souvenir, cette imprécision volontaire, donne au projet sa tonalité douce-amère.
Comme un goût d’hier qui se glisse dans l’aujourd’hui.
Que mangiez-vous au petit-déjeuner?
« Du pain-beurre, quelques fois trempé dans du lait. » Anne-Marie dit Mimi, 1923. « Café et chicorée au lait cru et tartines de beurre maison. » Marie-Céline, 1945 « Du chocolat chaud avec du pain grillé au beurre . » Angélique, 1980. « Du pain et du beurre. » Lilwen, 2013
Le flou générationnel devient un fil rouge. Il questionne la manière dont les récits se tissent entre les âges, comment l’enfance se raconte avec les mots d’un adulte, comment le passé est réinterprété par les yeux du présent.
Ce n’est pas un travail sur ce qui fut, mais sur ce que l’on garde – et ce que cela dit de nous.
« On mangeait des pommes de terre tous les jours au déjeuner, avec en fonction de la saison du lard, du congre ou de la vieille. » Aniesse, 1949
Deux fleurs ponctuent le récit : le myosotis à Arzon, dont le nom murmure « ne m’oublie pas », et les narcisses à Belle-Île, éclats fragiles du printemps. Elles incarnent ce va-et-vient entre mémoire et oubli, entre rémanence et disparition. Elles sont les témoins discrets de ce qui persiste, et de ce qui s’efface.
« Au dîner, pas le choix: soupe de légumes, bien épaisse. Quand on ne mangeait pas toute la soupe le soir, il fallait la finir au petit-déjeuner le lendemain matin ! C’était dur... » Marie-Madeleine, 1940
En filigrane, le projet questionne aussi l’évolution de notre rapport à l’alimentation.
Que mangeait-on dans l’après-guerre ? Que reste-t-il de ces pratiques aujourd’hui, à l’ère de l’agro-industrie, des rythmes effrénés ? Que conserve-t-on, que transforme-t-on face à une époque marquée par les crises environnementales, la standardisation alimentaire et les inégalités d’accès à une nourriture saine ?
« Un souvenir que je chéris : les petits pois crus mangés directement pendant qu’on les écossait sur nos genoux avec ma grand-mère. » Danielle, 1953.
Dans ces lieux façonnés par les marées, la saisonnalité et les gestes agricoles, manger n’est jamais anodin. C’est une manière d’habiter le monde, de marquer le temps, de dire qui l’on est.
« Mon papa était boucher et se levait très tôt le matin. Avant mon départ pour l’école, alors que je petit-déjeunais, mon père lui était déjà en train de se faire un vrai repas de viande. Je délaissais donc mes tartines pour monter sur ses genoux et manger avec lui un peu de steak. » Cédric, 1974
Loin du folklore ou de l’illustration, Aurélia Faudot propose ici une œuvre sensible et contemplative.
Elle révèle l’attachement des habitants à leur territoire, leur créativité discrète, leur désir de préserver des pratiques simples et durables. Ses images célèbrent la pluralité des histoires, sans hiérarchie, sans exotisme.
Chacun devient conteur de sa table, passeur d’un goût, habitant d’un paysage intime.
« On allait à la pêche aux moules, aux couteaux avec le gros pot de sel bleu, aux bigorneaux sous les pierres, dans le golfe de Nerbondic, avant la pointe. Je préférais largement les palourdes aux praires, qui sont trop grosses et caoutchouteuses. On les cherchait grâce aux petits trous, à ne pas confondre avec ceux des verres, et on les attrapait à la cuillère dans la vase. » Huguette, 1933.
Ce projet s’inscrit dans la continuité du travail d’Aurélia Faudot, qui tisse des récits visuels à la fois intimes et collectifs. Son regard, subtil et poétique, révèle des mondes en équilibre : entre tradition et modernité, entre nature et culture, entre souvenir et présent.
« En revenant de l’école et pour le dessert, on me préparait des crêpes dans la poêle en fer bien noire. Évidemment, je les mangeais avec du beurre et du sucre. » Danielle, 1953.
Avec cette commande, Escales Photos affirme sa volonté d’ancrer la création photographique contemporaine dans la réalité du territoire breton, en invitant les artistes à rencontrer ses habitants, ses paysages et ses usages.
« Le sel des jours » devient ainsi bien plus qu’une série d’images : une célébration de l’identité locale, une invitation à la réflexion sur nos manières de vivre et de manger, une ode à la beauté simple et essentielle du quotidien.
« Avec mes cousins on se cachait pendant que nos mères ébouillantaient les araignées. On réapparaissait une fois qu’elles étaient servies sur un plateau avec le beurre et la mayo qu’on se tartinait généreusement sur du pain. Au bout d’une heure on avait mal aux doigts, les serviettes étaient repeintes et on avait encore faim, mais on s’était régalés. » Aurélia, 1997.